Les Palestiniens sous occupation n’ont pas connu de «printemps», à part quelques manifestations au printemps 2011, qui ne réclamaient pas le départ de l’Autorité palestinienne mais la réconciliation entre Fatah et Hamas (le premier en place en Cisjordanie, le second contrôlant la bande de Gaza)… L’analyse de l’attitude des Palestiniens à l’égard du phénomène des «printemps arabes» se révèle complexe, à la fois du point de vue des partis politiques et de la population en général.
Globalement, on peut avancer que les manifestations, révoltes et soulèvements qui ont eu lieu dans le monde arabe au printemps 2011 ont inspiré de la part des Palestiniens une réelle empathie pour des mouvements qui avaient tout de même pour but de briser les chaînes de l’oppression, quelque chose qui ne pouvait qu’exalter le coeur des Palestiniens.
Puis arrivèrent la Syrie et les développements de cette révolution qui, en moins d’un an, allait tourner au bain de sang. Tous les Palestiniens se sont sentis concernés mais ils se sont aussi divisés sur le sujet.
Comme l’explique le chercheur français Nicolas Dot-Pouillard, les islamistes du Hamas ont d’abord parié sur les dynamiques révolutionnaires dans le monde arabe et sur l’ascension des islamistes dans la région, dans la foulée des succès électoraux d’Ennahda en Tunisie et des Frères musulmans en Egypte. Ce pari étant incertain, ils n’ont jamais coupé tous les ponts avec Téhéran.
Et l’histoire leur a donné raison pendant deux ans; par la suite, le Hamas a dû prendre quelque recul surtout après le coup d’Etat en Egypte en 2013 qui a envoyé l’islamiste Mohamed Morsi en prison et qui a criminalisé l’islam politique sur les bords du Nil.
Mais, peu auparavant, en 2012, la prise de pouvoir à travers les urnes des Frères musulmans au Caire avait été accueillie avec allégresse par le Hamas puisque ce parti provient de la même matrice frériste. Pendant le règne du président Mohamed Morsi entre juin 2012 et juillet 2013, les relations avec le Hamas à Gaza étaient au beau fixe, et le poste-frontière de Rafah était ouvert…
La suite est connue: Morsi a été défenestré, jeté en prison avec ses semblables après un coup d’Etat militaire et la confrérie a été déclarée organisation terroriste; quant à Gaza, la frontière a été fermée sauf exceptions et les fameux tunnels qui reliaient Gaza au Sinaï ont été pour la plupart fermés, bouchés ou inondés.
Rupture du Hamas avec Damas mais pas avec Téhéran
S’agissant de la Syrie, le Hamas y était hébergé avant les événements; Khaled Meshaal, le président de sa direction en exil, y résidait. Mais, après une période d’hésitation de quelques mois, le Hamas s’est décidé à soutenir les révoltés et, en février 2012, Mechaal quittait Damas pour Doha, au Qatar. Il s’agissait d’une rupture traumatisante, car le Hamas jouissait de l’hospitalité du régime syrien depuis le début des années 90
Il y avait un peu moins de 600.000 réfugiés palestiniens en Syrie en 2011, donc pas mal d’islamistes parmi eux. Le Hamas a toujours prétendu n’être jamais intervenu dans le conflit syrien, ce qui est à peu près vrai sauf que des militants se sont groupés ici et là pour prendre part aux combats contre le régime ou même contre des organisations djihadistes.
Malgré cette posture hostile au régime syrien, le Hamas n’a jamais tout à fait coupé les ponts avec l’Iran et le Hezbollah, deux entités qui constituaient des alliés importants avant le printemps 2011. Ni l’Iran ni le Hezbollah n’ont d’ailleurs davantage souhaité rompre les contacts avec les islamistes palestiniens même si Téhéran a très largement diminué ses dons à Gaza qui étaient évalués à environ 250 millions de dollars par an avant 2011. Des dirigeants du Hamas en exil à Beyrouth vivent par exemple toujours sous la protection du Hezbollah dans la banlieue sud.
Lors des scènes finales de bombardements avant la reprise d’Alep par le régime en décembre 2016, des responsables du Hamas n’ont toutefois pas pu s’empêcher de crier au «génocide», mais ils se sont bien gardés de désigner les responsables…
Pourquoi n’ont-ils jamais coupé tous les liens avec Téhéran et le Hezbollah? En raison de l’ennemi commun, évidemment, Israël. C’est le fameux «Axe de la Résistance». De ce point de vue, le Hamas a toujours été assis entre deux chaises, il a certes besoin de cet axe mais aussi des monarchies du Golfe et de leurs pétrodollars…
En Syrie, les réfugiés palestiniens de ce pays ont été affectés de plein fouet par les événements. Dont coût: des milliers de morts, des dizaines de milliers de réfugiés partis dans des conditions précaires au Liban ou en Jordanie. Si beaucoup ont été victimes de la répression du régime comme dans le camp de Yarmouk à Damas, assiégé depuis 2012, d’autres se battent au contraire depuis le début aux côtés de ce régime, comme les factions qui lui sont inféodées, le FPLP-Commandement général, la Saïqa, le Fatah-Intifada, etc.
Un Fatah tout en prudence
Du côté du Fatah, on a abordé les printemps arabes avec bien plus de circonspection. Des manifestations en Cisjordanie, au printemps 2011, qui réclamaient seulement la réconciliation entre Fatah et Hamas ont été sévèrement réprimées, on l’a vu.
La position officielle du Fatah concernant les «printemps» dans le monde arabe se revendique de la neutralité mais en réalité le Fatah, à partir de 2013, s’est rapproché de l’Egypte de Sissi, ne fût-ce que parce qu’elle pourchasse les Frères musulmans et que le Fatah est toujours et jusqu’à preuve du contraire en état en friction politique extrêmement vive avec le Hamas.
A propos de la Syrie, le Fatah a aussi opéré un rapprochement prudent avec Damas. Au point que le régime syrien s’est permis, lors d’une grande manifestation à Damas en mars 2016, de compromettre l’Autorité palestinienne avec d’immenses portraits conjoints d’Arafat, Abbas et Assad… Mais la prudence s’impose malgré tout à Ramallah, où l’on doit aussi veiller à ne pas se couper des pétromonarques…
Plus généralement, on constate que le Fatah se trouve historiquement le plus souvent du côté des régimes dictatoriaux arabes. Citons à ce sujet le doctorant français Xavier Guignard à propos de l’Autorité palestinienne d’Abbas: «Ce pouvoir a peur de son peuple! Il ne s’agit pas de préserver la sécurité de la population mais celle de l’occupant, grâce aux forces de sécurité entraînées par les USA. La demande populaire minimale c’est d’arrêter la coopération sécuritaire avec Israël. Les gens vivent sous une double étreinte sécuritaire, celle de l’armée d’occupation et celle des services palestiniens.»
Le «printemps», dans ce contexte, attendra…
Une population inquiète pour la centralité de sa cause
De son côté, comment la population palestinienne a-t-elle vécu les «printemps arabes»? Les divisions entre Hamas et Fatah se reflètent évidemment aussi parmi la population. Dans les conversations avec les Palestiniens, on perçoit souvent pas mal de découragement, on entend dire que les printemps arabes ont nui à la cause palestinienne en lui faisant perdre sa centralité dans le monde arabe et auprès des progressistes dans le monde.
Un sombre constat relativement avéré: il n’est qu’à comparer le nombre de morts dans les conflits internes arabes actuels avec ce qui se passe en Palestine, resté ce que les politologues appellent un conflit «de basse intensité». Sans parler des horreurs, des massacres, et surtout du terrorisme venu s’immiscer en Europe, à commencer par Paris et Bruxelles, qui ont tétanisé les Occidentaux.
En Palestine, évidemment, la Syrie occupe toutes les conversations. Avec souvent un parti pris en faveur du régime syrien, malgré la violence extrême de ce régime exercée sur son peuple. Pourquoi? En raison de son aura de membre éminent de «l’Axe de la Résistance» contre «l’impérialisme israélo-américaine» qu’il partage avec l’Iran et surtout le Hezbollah libanais dont on vante encore la «victoire» de 2006 contre l’armée israélienne.
Le discours complotiste fait bien des émules en Palestine, nous nous en sommes encore bien rendu compte en ce mois d’avril 2017 en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. “Daesh? Rien à voir avec l’islam! C’est une création d’Israël et des Etats-Unis pour diviser, compromettre voire anéantir le monde arabe”: dans la rue, cette assertion fait florès…
Ainsi, nombre de Palestiniens sont attirés dans les filets de la propagande d’Assad qui consiste à imposer la vision binaire d’un conflit en Syrie qui oppose deux seuls camps, le régime et les djihadistes…
Sauf que certains réussissent à surmonter des réflexes réducteurs. En atteste une jeune journaliste palestinienne aveugle, Budour Hassan, de Nazareth, qui vit à Jérusalem-Est. Elle a écrit un texte très édifiant en juin 2016. Extraits: «Le monde tourne autour de la Palestine, c’est ce que je pensais jusqu’en 2011. La cause palestinienne, disais-je à l’époque, était le test décisif de l’engagement de toute personne pour la liberté et la justice. La Palestine était la seule et unique boussole qui devait guider toute révolution arabe. Qu’un régime soit bon ou mauvais, il devait d’abord et avant tout être jugé sur la base de sa position sur la cause palestinienne. Puis vint la Syrie, et mon hypocrisie et la fragilité de ces idéaux se sont trouvées exposées. (…) “Assad est un tyran et son régime est pourri”, me suis-je dit, “mais les résultats ultérieurs de sa chute pourraient être catastrophiques pour la Palestine et la résistance”. Cet axe sacré de la résistance signifiait pour moi à l’époque beaucoup plus que les vies syriennes sacrifiées par ses défenseurs. (…) Les populations syriennes sont descendues dans les rues pour défendre les mêmes idéaux universels que je prétendais soutenir, mais j’ai été incapable de voir leur lutte en dehors de mon étroit prisme palestinien. (…) Je dois personnellement des excuses au peuple syrien. Je n’aurais jamais dû hésiter à soutenir sa juste cause. Je n’aurais jamais dû privilégier des préoccupations géopolitiques sur des vies syriennes, et je n’aurais jamais dû être si naïvement trompée par la propagande de l’axe de la résistance.»
Baudouin Loos
NB Ce sujet a fait l’objet d’une présentation lors d’une conférence à Boitsfort qui a eu lieu le 14 mars 2017.