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Yehuda Shaul: «A Gaza, l’armée israélienne a trahi ses valeurs»

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SHAULSon job? «Briser le silence.» Son organisation? «Briser le silence.» Rencontre avec un Israélien pas comme les autres, Yehuda Shaul, 31 ans, juif orthodoxe observant, qui a fondé en 2004 l’organisation Breaking the Silence, qui s’est donné pour mission de témoigner sur les réalités de l’occupation israélienne des territoires palestiniens à travers le regard de soldats sur le terrain.

Pourquoi êtes-vous de passage à Bruxelles?

Pour partager avec élus, responsables et société civile ce que nous avons constaté lors des quelque cinquante jours de l’opération militaire israélienne à Gaza «Bordure de protection» en 2014. Nous avons compilé plus de cent témoignages de soldats et officiers dans un livre disponible en anglais (This is how we fought in Gaza, ou Voici comment nous avons combattu à Gaza). Je dois dire que le résultat est troublant.

Quel est le message central?

C’est que l’armée israélienne a changé ses propres règles d’engagement et a trahi ses valeurs de base comme celle de ne jamais s’en prendre de manière non nécessaire aux civils. Il faut savoir que Gaza est l’un des territoires les plus densément peuplés du monde. Ce que nous avons fait, par exemple, consistait à larguer des tracts pour dire aux gens de s’en aller, à envoyer des sms dans le même sens ou des appels téléphoniques par ordinateur, puis après un court délai tous les immeubles devenaient une cible légitime. Nous avons des témoignages de soldats expliquant qu’il n’y avait plus de règles: toute personne devenait une cible légitime, sans qu’une permission soit nécessaire. En 2002, au pire moment de la seconde intifada (soulèvement) palestinienne, un colonel devait approuver quand un tank pouvait tirer, ici un gamin de 19 ans pouvait tirer à sa guise. Et, en 51 jours, on a tiré 22.000 obus de tank, sans compter donc l’artillerie et l’aviation… Le fait est qu’il ne fallait plus qu’une menace pèse sur nos soldats pour qu’ils puissent tirer; on a aussi détruit des maisons au bulldozer alors que nos soldats y avaient résidé de longues heures ou plusieurs jours, elles n’étaient donc pas minées et ne cachaient pas d’entrées de tunnel. Le but était donc d’infliger des destructions disproportionnées dans un but de dissuasion.

Efficace?

Jugez vous-même: on en était à la septième opération à Gaza en douze ans et c’est chaque fois pire! En outre, chaque fin d’opération signale la préparation de la suivante.

Quelle a été la réaction de l’armée après la sortie du livre en Israël début mai?

La ligne officielle était de nous dire: pourquoi ne nous en avez-vous pas parlé d’abord. Intéressant. Surtout qu’en mars, après avoir terminé notre travail de collecte de témoignages, nous avons transmis au chef d’état-major nos conclusions consternées et nous attendons toujours la réponse. Car nous pensons que ces faits que nous épinglons ne sont pas le résultat d’initiatives des soldats mais d’une politique plus large, d’une stratégie décidée plus haut. Mais elle est dissimulée. Ils disent qu’ils font des enquêtes. Ce qui va se passer c’est que quelques soldats iront en prison et on dira que tout est en ordre. Nous, nous appelons à une enquête israélienne indépendante. C’est en notre nom, nous Israéliens, que ces choses ont été commises, et nous avons le droit de savoir de quoi il retourne.

Vos témoignages sont pour la plupart anonymes, n’est-ce pas une faiblesse?

On fait comme les journalistes qui protègent leurs sources – mais tous nos textes sont passés par le crible de la censure militaire. Un soldat d’active est intervenu en public d’une manière spontanée récemment lors d’une conférence pour dénoncer des exactions, eh bien! il a écopé de plusieurs jours de prison. Ce n’est pas ce qu’on veut. D’autant qu’il existe aussi une pression sociale qui pousse nombre de jeunes à taire leur nom.

Oui, d’aucuns, en Israël, vous traitent de traîtres…

Cela arrive, à droite et à l’extrême droite, chez les partisans de l’occupation. Il y a deux camps, en somme: ceux qui croient que l’occupation est profitable à Israël et ceux qui pensent au contraire qu’il s’agit de la plus grande menace qui pèse sur notre pays. On a réussi à faire pas mal de bruit avec notre rapport, on a eu la une de grands journaux, des interviews sur deux grandes chaînes de télévision nationales, sur les grandes radios.

Pourtant, l’opération à Gaza était soutenue par une très grande majorité des Israéliens…

C’est exact! Nous commençons seulement à nous faire entendre. Il y a un grand travail qui nous attend, des conférences, des interventions dans les écoles, il faut que nous montrions comment nous avons combattu à Gaza. Ce que nous relayons est difficile à entendre mais ce sont des témoignages, pas des inventions, pas des trahisons. Un militant du Likoud a tenté de nous présenter un faux témoignage pour nous confondre, mais nous avons rapidement éventé son manège.

Le gouvernement a-t-il réagi à votre rapport?

Ils ont appris de leurs erreurs! En 2009, après l’opération «Plomb durci», ils nous avaient attaqués frontalement, l’armée aussi. Résultat: nous avons fait l’actualité pendant deux mois dans les médias! Maintenant, «Brisons le silence» est plutôt accueilli par… le silence.

Vous écornez le mythe israélien de «l’armée le plus morale du monde»…

Nous avons les ennemis que nous avons. Vous ne m’entendrez jamais dire des choses agréables du Hamas. Mais quelles sont nos règles morales? Doit-on être comparé au Hamas? Nous pouvions choisir de ne pas tuer 500 enfants! Choisir de ne s’en prendre qu’à ceux qui nous menacent. Je crois que ce n’est pas tant l’armée qui pose problème mais la mission qu’on lui assigne. Si vous m’aviez dit il y a quinze ans qu’on allait bombarder Gaza avec l’artillerie lourde, j’aurais rigolé. On en est là.

Les civils tués, ils diront qu’il s’agit de malheureux dommages collatéraux…

Quand on nomme une maladie, certains considèrent qu’on l’a à moitié soignée. Non! On voit bien l’évolution depuis quinze ans dans les opérations à Gaza: de quelques dizaines puis centaines de victimes on est passé à des milliers. Dont au moins la moitié – selon l’armée – de civils. C’est une stratégie? Qu’est-ce qui nous attend alors au prochain conflit?

Vous dites ne pas avoir d’agenda politique…

Sauf que nous sommes contre l’occupation. Mais c’est vrai que nous n’avons pas de feuille de route pour y mettre fin, nous ne prônons pas telle ou telle stratégie politique, nous ne disons pas qui devrait faire quoi. Nous avons accumulé plus de mille témoignages de soldats depuis 2004, ils ne votent pas tous pour le même parti. Nous voulons parler de notre problème. qui est que nous sommes éduqués dans une bulle selon le principe que nous sommes «les bons», pas comme les autres, alors que tout prouve que l’occupation nous corrompt.

Vous êtes religieux, vous êtes une exception dans ce que vous faites?

Il y en a d’autres. Mais hélas, oui, la majorité des juifs israéliens religieux sont partisans de l’occupation. Je dirais que mon identité religieuse fait partie de moi-même.

Pourriez-vous aider avec vos témoignages les Palestiniens qui attaqueraient l’armée israélienne devant la Cour pénale internationale?

Non, jamais! Nous sommes israéliens. Nous souhaitons une enquête indépendante en Israël. Vous savez, je ne suis pas un pacifiste. Je crains qu’Israël doive vivre par le glaive encore longtemps. Nous aurons donc encore besoin d’une armée puissante. Mais pas pour perpétuer l’occupation. Nous avons le droit à l’autodétermination, les Palestiniens aussi. La plus grande menace de délégitimation d’Israël vient de l’occupation et de la colonisation.

BAUDOUIN LOOS

Interview parue dans Le Soir du vendredi 29 mai 2015.

Photo Bruno Dalimonte.

 


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