A-t-on suffisamment remarqué que l’émotion et l’indignation qui ont accueilli en France les attentats de la semaine dernière se sont surtout concentrées sur l’agression contre l’équipe de Charlie-Hebdo? Certes, l’assassinat de quatre clients dans la supérette cascher de la porte de Vincennes a suscité un dégoût et une répulsion semblables. Mais, dans l’ensemble, les marques de soutien et de solidarité ont été dirigées vers les journalistes de l’hebdo satirique et leurs proches. «Je suis Charlie», n’est-ce pas?
L’intellectuel Alain Mihaly observe ce différentiel compassionnel sur son compte Facebook et parle même à propos de l’épicerie cascher d’un «attentat antisémite sur lequel on s’attarde fort peu jusqu’à, pour certains, le scotomiser». Ce verbe charrie deux acceptions contraires: rejeter inconsciemment ou omettre intentionnellement, et il semble bien difficile de se prononcer dans le cas qui nous occupe: pourquoi parle-t-on bien plus du drame de Charlie-Hebdo que de celui du magasin cascher? Et est-ce intentionnel?
Banaliserait-on à ce point les actes antisémites – même ici les plus graves possibles? Il est vrai que l’assassinat collectif des caricaturistes n’a pas de précédents dans l’Histoire. La volonté de «punir» ceux qui avaient ridiculisé le Prophète par des dessins n’était pas neuve, elle avait fait l’objet de «fatwas» ici et là, mais le passage à l’acte du meurtre collectif, par sa violence et par sa symbolique, marque un basculement dans l’horreur qui a profondément surpris et choqué beaucoup de citoyens dans leur chair.
A contrario, tout se passe comme si la mort dramatique de quelques clients juifs d’un magasin cascher, bien qu’elle émeuve et dégoûte également l’opinion publique prise dans son ensemble, n’aurait pas provoqué les mêmes manifestations de rue spontanées si cet attentat n’avait pas été précédé par celui à Charlie-Hebdo. Que chacun se pose la question: eût-on assisté à ce qu’il s’est passé en France après les attentats de la semaine dernière s’il n’y avait pas eu celui de Charlie-Hebdo?
On a lu un peu partout que, dans le cas de caricaturistes, l’émoi immense – et bien sûr tout à fait justifié – concernait une agression des plus violentes contre des hommes, des journalistes, des dessinateurs, qui incarnaient «nos valeurs», la liberté d’expression, en général, le droit au blasphème en particulier. Certes. Mais le meurtre de sang-froid de quatre personnes choisies pour le motif unique qu’elles étaient juives ne devrait-il pas susciter une pareille réaction d’indignation?
L’antisémitisme de leur assassin était sans doute inspiré par les souffrances palestiniennes, du moins peut-on le conjecturer. Mais tous les Juifs du monde sont-ils comptables de ces souffrances par ailleurs indéniables?
BAUDOUIN LOOS